Librairie Auguste Blaizot

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[BUTOR (Michel)] Mireille CALLE-GRUBER. Michel Butor, ou Naître avec l'étranger. Etude en forme d'hommage.

Il n'y a guère de textes de Michel Butor qui ne soient peu ou prou récits de voyage et cartographie des altérités. Et c'est précisément en touchant les limites du genre romanesque que l'écrivain commence à forger des formes inédites qui lui permettent de recevoir les signes et les inscriptions de l'autre.

Car Michel Butor ne prend pas.

Il ne conquiert pas. N'occupe pas. Ne colonise pas.

Il reçoit.

Il se laisse recevoir. Il se fait réceptacle.

Il sait qu'il lui faut trouver les formes pour que tout soit recevable : l'étrange, le beau le laid, l'illisible l'insupportable, l'or la pacotille. Et tout pêle-mêle.

J'insiste : ce n'est pas l'autre qui devrait être acceptable (sous-entendu : selon mes critères), non. Il convient d'œuvrer pour que tout soit recevable, le plus exorbitant aussi bien.

Il y a dans les ouvrages de Butor une démarche foncièrement philanthropique, inconditionnelle, qu'on aurait tort de réduire à de l'humanisme (celui-ci n'étant pas sans idéologie ni ethnocentricité). Philanthrope, au contraire, son écriture a un amour patient, têtu, immodéré de l'étranger. Elle est travaillée par cette révélation : que le monde composite, recomposé, peut être un monde sinon réconcilié du moins réconciliable. Conciliable. Et que les éléments les plus hétérogènes peuvent habiter la même œuvre et con-figurer un lieu d'intelligence.

Dès lors, le mouvement n'a cessé d'être en expansion. Butor écrit toujours plus à l'étranger : hors de lui-même, et en direction, vers, à l'adresse de l'autre. Il ouvre l'objectif, élargit le compas aux dimensions de la planète. Les géographies actuelles sont certes à l'honneur, qu'il visite et revisite ; mais aussi les distances historiques et anthropologiques où surgissent les fantômes qui permettent de comprendre notre présent. Il le déclare clairement dans un entretien avec André Clavel :

 

« La difficulté, c'est de trouver le bon fantôme, le bon angle, capable d'éclairer les zones souterraines de la société. Pour cela, j'ai besoin de faire de nombreux détours: comme un chercheur d'or, il me faut tamiser beaucoup de matière avant de découvrir une veine satisfaisante. »

 

Il faut en revenir au moment décisif où Butor quitte le roman pour faire la place à l'étranger dont la venue déborde les structures convenues. C'est dans son quatrième et dernier roman, Degrés, qu'il met en scène l'échec du récit occidental qui ne parviendra jamais à raconter la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Découverte par excellence de l'autre ; et de terra incognita. La pratique du roman s'arrête avec l'inachèvement, et la scène béante sur le récit de l'étranger qu'elle ne peut, littéralement, contenir.

Désormais, il va bricoler des formes inédites capables de faire à l'étranger toute la place. Au prix d'une iconoclastie de l'écriture mise à l'épreuve de l'impossible : je veux dire qui fait l'expérience qu'il n'y a de représentation qu'impossible, de traduction que de l'intraduisible et d'œuvre que par fragments et apories.

Cela va donner des livres de plus en plus étonnants et non-conformes. Après Degrés, publié en 1960, vient Mobile. Etude pour une représentation des Etats-Unis, texte éclaté du récit du rêve américain, texte mosaïque – musaïque – qui mobilise plus d'une muse : et il faut à cet égard entendre « étude » non seulement sur le mode studieux mais aussi dans son sens musical, comme on parle des « études pour piano de Chopin » par exemple. Morceaux, et partitions, écrits en vue d'exercice de doigté, de virtuosité, de recherche jusqu'à ses propres limites. Rétrospectivement, on peut dire que Degrés est le roman en gésine de Mobile ; et que Mobile c'est ce que les codes des genres littéraires ne pourront jamais intégrer. Pour faire à l'autre – l'étranger – toute la place, il faut procéder à la désintégration de nos représentations ethnocentrées du monde. Mobile périme la culture du roman ; il appelle des modèles d'écriture transgenres. Les formes les plus hybridées, les plus chimériques (au sens de corps composite, faite de pièces et morceaux) s'ensuivent et ont pour nom : réseau aérien, intervalle, envois, exprès, transit, matière de rêves, gyroscope, improvisations, et surtout « génie du lieu » dont il élabore le principe dans les années '50.

C'est avec cette critique littéraire de la géographie que Butor commence la série de cinq livres qui forment les cinq Génie du lieu. Je m'arrêterai sur le premier. Il est suivi de , Boomerang (imprimé en trois couleurs), Transit A Transit B, Gyroscope. Le premier Génie du lieu, de facture classique encore, se présente sous la forme d’une collecte d’essais. D'abord « Quatre villes » réunissant Cordoue, Istanbul, Salonique, Delphes. Puis « En vue de... » qui regroupe Mallia, Mantoue, Ferrare. La troisième section est constituée d'un long récit intitulé « Égypte ».

Tous ces lieux ont suscité un récit autobiographique habité par le voyage et le séjour au loin. Ainsi sa relation à l'Égypte qu’il exprime par une déclaration fervente :

 

« […] l' Égypte a été pour moi comme une seconde patrie, et c'est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée et ses passages de civilisations, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation»

 

La première découverte de Michel Butor « à l'étranger » trouve sa forme emblématique dans un récit stéréoscopique par lequel l'écrivain se dit re-né grâce à l'étranger qui lui fait comme une chrysalide nouvelle.

La stéréoscopie est la scène du regard retourné sur soi depuis le lointain bout de la lorgnette d'autrui.

Voici l'histoire. Le narrateur Butor se trouve au pied de la montagne de Thèbes en Egypte, dans la nécropole de Deir el-Medineh ; il y rencontre un paysan égyptien qui a fait la traversée sur le même bateau que lui et qui est, à Paris, domestique chez un archéologue. Le texte décrit un homme d'une grande dignité dans les vêtements traditionnels, il a ramené de Paris un stéréoscope avec quelques vues de l'Opéra, l'Arc de triomphe et autres sites historiques. C'est donc par l'émerveillement du regard de l'étranger que Butor et ses amis français invités à voir ces images, redécouvrent et contemplent, « ravis », « étonnés », « comblés » leur propre espace culturel à cet instant dépaysé :

 

« Nous avons pu contempler […] ces rues qui nous avaient été si familières, mais s'étaient tellement éloignées de nous au cours de notre séjour, les Champs-Élysées et surtout cette place de la Concorde avec l'obélisque au milieu dont nous savions bien autrefois, dont nous avions bien entendu dire qu'il était un obélisque de Louqsor, formule dont nous ne commencions qu'à présent à percevoir le sens et les implications. »

 

 Non seulement c'est l'autre qui fait mon portrait et me rend à moi, mais la porosité des géographies de l'imaginaire permet de passer de l'Égypte à Paris à l'Égypte, de l'antique au contemporain, et de rapprocher la terre des vivants de la terre des morts. « Concorde » est plus que le nom d'un espace urbain : c'est le nom de l'hospitalité des cultures, de leur voisinage pacifié. L'obélisque de Louqsor sur la Place de la Concorde vu depuis Louqsor, prend un double sens : signe de prédation autrefois, signe de compréhension aujourd'hui.

Le « génie du lieu », c'est ce lieu comblé d'autre. Où même et autre s'imbriquent, se « comprennent », à tous les sens. Contraction des lieux et des temps, cette rencontre de l'autre-je advient dans la félicité car c'est pour Butor une expérience – et une promesse – de concorde : « je me sentais extraordinairement heureux parce que, oui, quelque chose du monde s'était dévoilé pour moi, confusément, mais dans une certitude absolue qui ne m'abandonnerait jamais ». Comme chez Proust quant au « temps retrouvé », cette promesse de conciliation chez Butor est indissociable de l'agencement littéraire. Pour Butor, il y a davantage, car la critique littéraire a la capacité de traiter d'autres ouvrages qu'écrits : l'analyse des villes, de leur stratification historique, de l'architecture et des plans d'urbanisme permet également de lire le complexe enchevêtrement des langues et symboles des humains dans leur rapport au monde. Il suffit de trouver le bon angle de vue, le bon fantôme.

Plus que jamais nous avons besoin aujourd’hui, pour retrouver Michel parti au royaume des ombres, des images de Michel qui nous enseignent à regarder avec l’autre à contre-nuit.

 

Paris, 16 novembre 2016

Mireille Calle-Gruber.



16/12/2016
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